Le livre de Ombre
Acte I :
Il fut un temps
Où sous l’infini ciel blanc,
Je devins orphelin de mon Dieu,
Ombre me vit,
Et Ombre me sourit
Car Ombre savait bien avant moi…
Ombre me dit :
‘ Les gens comme toi
Sont une épine dans le talon de Dieu
Qu’à force de piétiner
Il finira par écraser ;
Les bêtes sont lâchées,
Toi, tu n’es rien.
A tant vouloir mourir
Gare que le soleil ne se fane ! ‘
Ainsi me parlait Ombre
Car Ombre savait,
Ombre voyait…
Acte II :
Les enfants
Las de tant de poussière,
Reposaient à l’ombre des vallons.
Tandis que je les regardais s’éteindre,
Ombre me dit :
‘Tu regardes vers l’azur
Sans comprendre qu’à naître
Vous êtes trop nombreux !
Si ton âme pleure
Que ta chair saigne de même
Ainsi tu seras baptisé ‘Juste’
Et même le fou s’en moquera.’
J’aurais voulu fuir
Mais Ombre aime à voyager,
Les routes sont ses amies
Les chemins gardent ses secrets.
Acte III :
Un jour que Ombre sommeillait
Je me suis approché,
J’ai plongé les yeux
Au plus profond du reflet ;
Ombre m’a dit :
‘Le ciel que tu contemples
Etait déjà tel avant que tu n’en rêves
Et il le demeurera encore
Quand tous auront perdu ton nom.
Qui mieux que Ombre sait ces choses-là ?
Acte IV :
Le ciel a ce goût de pluie qui fond dans nos verres,
Un rêve que l’on croit docile
Qui ne s’apprivoise pas…
Nu contre le cadavre de Ombre,
Je croyais m’entendre crier
Je le voyais me griffer…
J’avais juste tant besoin
Qu’il m’aime, lui,
Juste un peu…
L’ange aussi
A cru reconnaître Ombre
Mais Ombre sait se jouer des anges,
Il sait en affecter les manières ;
Quand tous le cherchaient
Ombre les toisait du haut des monts.
Ombre est odieux
C’est pourquoi tous l’aiment
Mais Ombre n’a nul besoin de leur amour
Ombre aime à porter le masque de Dieu
Acte V
Je me souviens
De ce temps figé
Où, assis près de la source,
Sevré de son eau,
Je regardais ma chair
Se mêler à la nature
En doux serpents rougeâtres…
Ombre aussi aimait
En contempler la danse irrégulière.
‘Jour de deuil,
Un beau jour pour mourir’
Disait Ombre.
Ombre a toujours raison
Acte VI
L’icône sourit à son cancer
Trois gouttes sur la plaie
Pour laisser pleurer enfin
Les enfants pauvres
Nourris de salive fade.
Oui, il est doux
De convier l’ennemi à sa table,
De lui offrir
Les plus beaux fruits du jardin
Oui, il est noble enfin
De laisser hors les murailles
L’ami qui soupire
Pour la part du diable…
Frappe-moi, père
Et en personne je te servirai;
Souris-moi mère
J’ai tant besoins de larmes…
Pourquoi m’avoir guidé
Si ce n’est pour m’abandonner
Pourquoi m’avoir assassiné
Si ce n’est pour me condamner ?
Ombre s’est penché sur mon épaule
Car Ombre avait vu :
La neige noire
Tombant d’un azur de marbre
Baignant les fleurs sauvages,
Caressant le souffle du vent…
Acte VII :
Ombre a vu
Mourir le papillon
Et Ombre s’en est nourri;
Ombre a vu
Se faner la nuit
Et Ombre s’en est saoulé;
Lui seul connaît la Lumière
Car la ténèbre est son amie.
C’est de l’horizon
Que Ombre s’est fait le tisserand
Mais pour une tunique d’étoiles
Combien encore
Vendront leur âme ?
Acte VIII :
Ma douce Nocturne,
Pourquoi t’en venir à moi,
Drapée d’aube et de brume ?
Pourquoi d’un pas hésitant
Franchir l’arche du crépuscule ?
Est-ce pour me délivrer
Des baisers de Ombre ?
Si longtemps
Aura-t-il été mon chaste amant,
La ténébreuse passion
Du mensonge qu’était ma vie…
Ombre,
Comment te quitter ?
Comment ne plus me désaltérer
A cette bouche vénéneuse…
Comment te laisser ?
Comment ne pas regretter
Cette chevelure d’épines…
Ma douce Nocturne,
Le souffle de ton chant
Réchauffe la lumière,
Est-ce pour me ravir
A l’amour de Ombre ?
Si longtemps
Aurais-je été son bel enfant,
La funeste raison
Du mensonge qu’était ma vie…
Pourquoi ne pas retirer le masque,
Laisser couler la cire acide…
Au-delà des prés, Ombre soupire
Le long des murs, il erre et se languit…
Acte IX
Le visage noyé
Au fond de la rivière
Je brûlais de fièvre
Je cherchais le visage de Ombre
Mais ne trouvait que mon reflet
Ombre a eu pitié
Et m’a arraché les yeux
Ombre est miséricordieux
C’est pourquoi je l’aime.
Pourquoi, ne m’aime-t-il pas, lui ?
Même juste un peu ?
J’ai foulé les herbes
Que son pas avait couchées
J’ai bu les gouttes
Que sa bouche avait crachées
Et pourtant
Je demeurais seul
Si terriblement seul
La neige noire consumait mes jours
La neige noire brûlait mes nuits
Mais ce froid qui grandissait
Même Ombre ne le pouvait nommer.
Acte X
Ombre,
Où donc m’emmènes-tu ?
J’ai déjà pleuré tant de matins
Veillé tant de lendemains…
Où donc me guides-tu ?
Est-ce l’endroit que l’on nomme
Neiges éternelles,
L’immaculée blancheur
Dont personne jamais n’est revenu ?
Un sanctuaire
Où les anges pleurent les roses perdues,
Un port
Où se noient ceux qui sont déjà morts
Est-ce là, Ombre,
Que tu me mènes ?
Un horizon infini
Où le regard même de Dieu
Ne porte plus,
Une terre que craint le démon,
Où les suicidés perdent le repos…
Ombre,
Resteras-tu à mes côtés
A l’heure où séchera
Le goût de mon ultime larme ?
Acte XI
Mon Dieu,
Je t’ai tant appelé !
Pourquoi seul Ombre m’a-t-il écouté ?
J’étais seul
Ombre m’a emmené
Sous un ciel rosé que je percevais cendré
Avec lui, j’ai pleuré
Les ruines passées
Pris le deuil de celles à venir…
Pourtant Ombre savait en rire encore…
Et tandis que le ciel blanc
Glissait immuablement le long de ses ailes
Ombre parcourait les vallées…
Et tandis que nu,
Je me serrais contre le cadavre de Ombre,
Le baignant de pleurs amers,
La neige noire encore et toujours
S’est mise à tomber
Exposant dans la lumière pâle
Le corps de celui qui croyait que Ombre l’avait choisi.
Avait-il compris qu’au fond
Je n’avais jamais cherché sa compagnie ?
Que jamais je n’aurais voulu l’aimer ?
Ombre m’a dit :
‘Comment, tu l’ignores donc ?
Chaque suicide est un silence de Dieu’…
Acte XI :
Son corps gît perdu dans les blés,
Il s’était senti soudain si fatigué,
Tendrement, l’herbe s’était penchée
Comme pour le bercer…
Mais il s’était couché déjà
Son visage montre que la mort elle-même
Nul repos ne lui a apporté.
Cela fait rire Ombre.
Bien sûr, Ombre a pleuré aussi
Car Ombre l’aimait
Il aimait jouer avec lui
Ombre se sent seul désormais.
Ombre sourit à Nocturne
Mais Nocturne ne voit pas Ombre
Ombre est reconnaissant,
Nocturne le lui a rendu…
Ombre rit
A regarder les anges
Errer comme des automates
Il rit à les voir chercher
Toujours du mauvais côté.
Mais de toute chose
Ombre finit par se lasser
Il pensait mourir du ciel plein les yeux
Mais le ciel n’appartient ni à Dieu ni aux anges,
Le ciel appartient à Ombre
Et Ombre jamais ne l’a partagé…
Le cadavre gît perdu dans les prés
Et voilà qu’au crépuscule défunt
S’élève comme un parfum d’été ;
La rivière retrouve son murmure
Les pollens dansent dans la lumière
Et le monde, et la nature, et Dieu
Et Ombre
Déjà son nom ont oublié…
( 10 septembre 2004) // 29 septembre 2004 // 2 octobre 2004 / 6 mars 2005